Auteurs :
Audrey Anne Chouinard et Marc-Alexis Laroche1
Résumé
Les auteurs commentent cette décision dans laquelle la Cour du Québec examine le contexte entourant la démission de travailleurs ayant été recrutés via le Programme des travailleurs étrangers temporaires. Plus particulièrement, l’employeur réclamait à ses anciens travailleurs des sommes importantes tenant lieu de délai de congé (c.-à-d. préavis de fin d’emploi). De leur côté, les travailleurs poursuivaient leur ancien employeur en dommages-intérêts, via une demande reconventionnelle, pour ennuis, troubles et inconvénients.
Nos avocats en immigration collaborent périodiquement avec les éditions Yvon Blais à la rédaction d’articles de fonds et de mises à jour juridiques. Cet article a initialement été publié dans « Repères » en avril 2025 sous la cote EYB2025REP3838. Son format a été légèrement altéré pour rencontrer les exigences de format du site web de Galileo Partners.
INTRODUCTION
Pour pallier la pénurie de main-d’oeuvre sévissant dans plusieurs secteurs du marché du travail canadien, certains employeurs font appel à l’immigration temporaire. De nombreux programmes sont mis en place pour encadrer l’embauche de travailleurs étrangers qualifiés possédant les compétences requises pour un poste spécifique, lorsque celui-ci ne peut être comblé par un citoyen ou un résident permanent du Canada2.
Parmi ces programmes, le Programme des travailleurs étrangers temporaires (ci-après « PTET »), régi par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « LIPR »)3 et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après « RIPR »)4, prévoit une procédure permettant d’obtenir des permis de travail dits « fermés ». Contrairement aux permis de travail ouverts, qui offrent la possibilité de travailler pour n’importe quel employeur au Canada, un permis fermé est lié à un employeur précis et à un poste déterminé5.
L’obtention de ce type de permis de travail implique des obligations, découlant notamment de la LIPR et du RIPR, qui pèsent tant sur le travailleur étranger que sur l’employeur. Ainsi, le travailleur étranger recruté dans le cadre du PTET ne peut exercer son emploi que pour l’entreprise qui l’a embauché et il doit notamment s’assurer de respecter les conditions indiquées sur le permis de travail obtenu6.
De son côté, il est primordial pour l’employeur de se conformer aux conditions de l’offre d’emploi. Cela implique qu’il doit verser au travailleur un salaire « et lui ménage[r] des conditions de travail qui sont essentiellement les mêmes – mais non moins avantageuses – que ceux précisés dans l’offre »7.
Le non-respect de ces conditions peut constituer une infraction. Une infraction peut, quant à elle, donner lieu à l’imposition des pénalités qui sont prévues à la LIPR et au RIPR.
Dans l’affaire Amec Usinage inc. c. Lima8, le non-respect des conditions du PTET a joué à l’encontre des intérêts d’un employeur dans le cadre de poursuites judiciaires, et ce, jusqu’à donner ouverture à un recours pour abus de droit et constituer un motif sérieux de résiliation unilatérale et sans préavis d’un contrat de travail en faveur des travailleurs étrangers9.
I– LES FAITS
L’employeur, Amec Usinage inc. (ci-après « AMEC »), a embauché deux travailleurs du Brésil via le PTET: Cleverson Eliseu Ribeiro De Lima (ci-après « Cleverson ») et Ivan Goulart De Araujo (ci-après « Ivan »), pour qu’ils occupent des postes de machinistes niveau II dans son usine.
L’offre d’emploi initiale prévoyait un salaire horaire de 16 $ à raison de 40 h par semaine. Cependant, pendant le processus de demande d’immigration, la dirigeante d’AMEC a été informée que ce salaire était trop bas, ce qui contrevenait aux normes fédérales10.
Afin de se conformer aux exigences gouvernementales et ainsi obtenir l’approbation des demandes d’immigration présentées pour Cleverson et Ivan, l’employeur a confirmé l’offre d’emploi à 22 $l’heure pour le même nombre d’heures par semaine.
Après avoir confirmé aux autorités compétentes que le salaire serait ajusté, AMEC a tout de même maintenu le salaire initial de 16 $ l’heure auprès des travailleurs, tout en leur offrant la possibilité de faire dix heures par semaine en temps supplémentaire afin d’obtenir un salaire équivalent à celui exigé par les normes fédérales. Cette proposition était non seulement non conforme à l’offre d’emploi approuvée par les autorités compétentes, mais nettement moins avantageuse pour les travailleurs. Ce faisant, AMEC a fait défaut de respecter les conditions qui lui étaient imposées dans le cadre du PTET.
Ironiquement, c’est AMEC qui est la partie demanderesse dans cette affaire. Celle-ci reproche à ses deux anciens travailleurs d’avoir mis un terme à leur relation d’emploi sans fournir un préavis suffisant. En effet, les deux travailleurs ont quitté l’entreprise sans donner le préavis de huit semaines auquel AMEC se serait attendue. Pour cette raison, AMEC réclame une somme de 49 600 $ à Cleverson et une somme de 52 604,70 $ à Ivan « pour tenir lieu de délai de congé », réclamant ainsi les pertes de revenus causées par la démission de chaque travailleur11.
Les travailleurs, quant à eux, nient devoir quelconque montant. Ils indiquent avoir résilié unilatéralement le contrat de travail pour des motifs sérieux, sachant qu’ils ne touchaient pas la rémunération à laquelle ils avaient droit.
Cleverson et Ivan se portent demandeurs reconventionnels, puisqu’ils allèguent que le comportement d’AMEC est abusif. Ils lui réclament 20 000 $ chacun pour ennuis, troubles et inconvénients, en plus des honoraires extrajudiciaires qu’ils ont dû engager à cause de sa conduite abusive et vexatoire12.
II– LES QUESTIONS EN LITIGE
Les questions en litige identifiées par la Cour du Québec sont13:
- Ivan et Cleverson étaient-ils tenus de donner à AMEC un délai de congé équivalent à un préavis du fait de leur démission ? Le cas échéant, quelle est la durée du délai de congé auquel AMEC avait droit ?
- AMEC a-t-elle abusé de ses droits envers Ivan et Cleverson dans les circonstances ? Le cas échéant, quelle est la réparation qui s’impose en leur faveur ?
III– LA DÉCISION
La Cour débute son analyse en faisant un bref rappel des règles qui trouvent application en droit du travail, et ce, en insistant sur l’inégalité des rapports de forces qui découlent de la relation juridique salarié-employeur.
En effet, il qualifie les travailleurs comme un « groupe vulnérable dans la société canadienne » et précise que cette vulnérabilité est d’autant plus accrue dans le cas des travailleurs étrangers, surtout lorsqu’ils ont un permis de travail fermé qui les oblige à travailler chez un seul employeur14.
A. Délai de congé
Ensuite, la Cour analyse la question du délai de congé et explique qu’il existe une obligation pour le salarié de donner un préavis à l’employeur qui dépend « de la nature de l’emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il exerce et de la durée de la prestation de travail »15.
Le tribunal indique que le critère des « circonstances particulières » englobe notamment les circonstances de l’événement qui a mis fin au contrat. Un des éléments qui fait pencher le tribunal en faveur des travailleurs est précisément le fait qu’AMEC n’a pas respecté les conditions prévues dans l’offre d’emploi soumise et approuvée par les autorités compétentes en immigration.
Bien qu’AMEC tente de faire valoir que les travailleurs auraient consenti de plein gré à avoir un salaire moins élevé, la Cour souligne qu’à cause de la barrière linguistique, les travailleurs n’étaient pas en mesure de bien comprendre la portée de cette modification. Puis, la Cour ajoute que, dans tous les cas, l’obligation de l’employeur quant au respect des conditions de l’offre demeure décisive, ce qui implique qu’AMEC était tenue de s’en tenir aux conditions énoncées dans l’offre16.
À l’issue de cette analyse, la Cour conclut que le délai de préavis de huit semaines exigé par AMEC est déraisonnable.
La Cour souligne d’abord que, au regard de la jurisprudence, le préavis de neuf jours donné par Ivan était amplement suffisant. De plus, la Cour précise qu’Ivan n’était même pas tenu de donner un préavis pour résilier son contrat de travail ; en effet, le non-paiement de son salaire par AMEC constituait un motif sérieux justifiant une résiliation sans préavis par Ivan de son contrat de travail, le salaire étant un élément essentiel de ce type de contrat17.
Pour Cleverson, la Cour a simplement conclu qu’AMEC a renoncé à se prévaloir d’un délai de préavis de plus que deux jours de la part du travailleur, ce qui rendait son argument dénué de fondement18.
B. Abus de droit
Essentiellement, la Cour énumère quatre facteurs qui expliquent pourquoi le comportement d’AMEC constitue un abus de droit : le montant exorbitant de la réclamation qui dépasse le salaire annuel des défendeurs, le moment de la signification de la mise en demeure, le refus des avocats d’AMEC d’accorder un délai aux demandeurs pour déposer leur réponse et l’augmentation du montant réclamé lors du dépôt de la demande19.
La Cour ajoute ensuite un autre facteur qui mérite d’être souligné : le refus de l’employeur de respecter le salaire prévu dans l’offre d’emploi, ainsi que les menaces visant à renvoyer les travailleurs au Brésil, qui constituaient également un abus de droit.
En effet, AMEC posait en quelque sorte un ultimatum à ses travailleurs, les forçant à accepter leur sort ou à risquer d’être renvoyés au Brésil. La Cour estime qu’en agissant de la sorte, « l’employeur a voulu sanctionner l’exercice, par Ivan et Cleverson, de leur liberté de travail et de leurs droits »20, ce qui constitue un abus de droit.
À la suite de son analyse, la Cour étudie le quantum de la réclamation et évalue les dommages moraux causés par le comportement d’AMEC à 7 500 $ pour chaque travailleur. Aussi, elle condamne AMEC au remboursement des frais d’avocats d’Ivan, puisque, selon elle, la demande en justice de l’employeur a été intentée dans le seul but de « vengeance ou de représailles ». La Cour va même jusqu’à qualifier le recours de téméraire, excessif et injuste21.
IV– LE COMMENTAIRE DES AUTEURS
Les conditions liées au délai de congé sont prévues dans le Code civil du Québec et leur application a fait l’objet d’une jurisprudence importante. Les concepts de droit du travail explorés dans cette décision sont intéressants, mais ne marquent pas, à notre avis, une rupture avec la jurisprudence antérieure. Il en est de même pour les principes d’abus de droit.
Ce qui donne un caractère important à cette décision est plutôt l’applicabilité de ces principes à des causes touchant les travailleurs temporaires.
Comme mentionné précédemment, le PTET présente plusieurs avantages : d’un côté, il permet aux entreprises canadiennes de pourvoir à des postes pour lesquels elles ne trouvent pas de main-d’oeuvre locale qualifiée et, de l’autre, il permet à des travailleurs étrangers de s’établir au Canada et d’y acquérir une expérience professionnelle.
Toutefois, et comme la décision le soulève, il est possible que ce type de permis de travail place les travailleurs étrangers dans une situation précaire et vulnérable. En effet, l’un des principaux problèmes est la nature même du permis de travail fermé, qui lie le travailleur à un seul employeur et limite sa mobilité sur le marché du travail. Cette restriction crée une situation d’inégalité où le travailleur peut être contraint d’accepter des abus de la part de son employeur, de peur d’être congédié ou de devoir retourner dans son pays.
Ce phénomène est reconnu dans la jurisprudence, notamment dans l’affaire Farms22, qui s’exprime ainsi sur le sujet :
[31] […] Lorsqu’il a adopté ces dispositions, le législateur avait l’intention d’empêcher l’exploitation de travailleurs étrangers temporaires très vulnérables, vu leur situation d’emploi fragile qui n’est pas assortie des mesures de protection habituelles empêchant les abus et qui sont offertes à la plupart des travailleurs canadiens.
Dans l’affaire à l’étude, le juge Brunelle n’a pas manqué de condamner plusieurs gestes faits par les représentants de l’employeur, qu’il a jugé sévèrement. Il confirme l’importance du respect des conditions de travail offertes aux travailleurs étrangers et réitère la vulnérabilité de ces personnes face à diverses actions pouvant être prises par l’employeur.
Le comportement de l’employeur face aux travailleurs étrangers en l’espèce a permis au juge de conclure à la présence d’un « motif sérieux » permettant la résiliation unilatérale du contrat de travail par les employés étrangers.
Au surplus, le juge a souligné qu’il est évident que l’employeur a voulu sanctionner l’exercice des travailleurs « de leur liberté de travail et de leurs droits en usant de diverses menaces et représailles ayant culminé en un abus de droit »23, accordant ainsi des dommages-intérêts aux travailleurs d’AMEC, en plus de leur accorder les frais extrajudiciaires engendrés, incluant les frais d’avocats.
En d’autres termes, la décision confirme que le non-respect des conditions soumises dans l’offre d’emploi constitue un motif sérieux pour résilier le contrat de travail et qu’en combinaison avec d’autres comportements répréhensibles, il peut même donner lieu à des recours pour abus de droit.
Ces conclusions auront assurément un effet dissuasif sur les employeurs susceptibles de ne pas respecter leurs obligations ou d’avoir des comportements inadéquats envers des travailleurs étrangers.
En tant que praticiens en immigration, nous avons pris connaissance de cas où une forme d’«insouciance» peut exister chez certains employeurs, qui minimisent l’importance du respect des conditions prévues dans l’offre d’emploi, bien que ce soient des exigences contraignantes prévues dans la législation. Ce phénomène est bien décrit dans la présente décision où, non seulement l’employeur refusait d’accorder le salaire convenu, mais, en plus, ne fournissait pas un traitement équitable entre les travailleurs étrangers et les autres employés. À titre d’exemple, au niveau de l’horaire de travail, il n’était pas possible pour les travailleurs étrangers d’effectuer « 40 heures comme tout le monde »24. S’ils voulaient recevoir le salaire promis, ils devaient effectuer plus d’heures que leurs collègues canadiens.
D’ailleurs, nous constatons que, sur le plan politique, que le gouvernement met l’accent sur la conformité des employeurs qui embauchent de la main-d’oeuvre étrangère.
En janvier 2024, Emploi et Développement social Canada, l’entité gouvernementale responsable du PTET, a émis un communiqué de presse soulignant une augmentation significative des sanctions infligées aux employeurs qui ne sont pas conformes, les sanctions ayant pratiquement doublé en un an25.
Nous pensons que, dans les mois et années à venir, les autorités concernées continueront d’allouer des ressources à l’inspection et à la conformité, multipliant les sanctions envers les employeurs qui ne se plient pas aux règles ou les défient.
Cette décision s’inscrit donc dans un contexte plus large de surveillance accrue et de durcissement des exigences en matière de respect des obligations des employeurs dans le cadre des différents programmes d’immigration.
CONCLUSION
La décision commentée illustre les conséquences juridiques en droit civil du non-respect des obligations des employeurs dans le cadre du PTET, lesquelles vont au-delà des sanctions régulières s’appliquant au programme lui-même.
Elle met aussi en évidence la vulnérabilité particulière des travailleurs étrangers qui ont un permis fermé et confirme l’importance de respecter les conditions de travail de manière à ce qu’elles soient conformes à l’offre d’emploi soumise par l’employeur.
La décision aura probablement un effet dissuasif pour certains employeurs qui seraient tentés de ne pas respecter leurs engagements et confirme les droits que détiennent les travailleurs étrangers dans de telles situations.
- Me Audrey Anne Chouinard est associée et fondatrice du bureau de Montréal Avocats Galileo Partners inc. Elle possède plus de 10 ans d’expérience en immigration d’affaires et mobilité internationale. Me Marc-Alexis Laroche est avocat au sein du même bureau et pratique dans le même domaine. Les auteurs souhaitent remercier Sarah Hammoud, Étudiante en droit, pour sa collaboration à la recherche et à la rédaction de cet article ↩︎
- https://www.oag-bvg.gc.ca/internet/Francais/parl_oag_201705_05_f_42227.html ↩︎
- Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 ↩︎
- Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 ↩︎
- Droit de l’Immigration et de la citoyenneté, Hugues LANGLAIS et al.,2e édition, Lexis Nexis Canada, Montréal, 2022. ↩︎
- Art.185 RIPR. ↩︎
- Art. 209.3 (1)a) RIPR. ↩︎
- 2024 QCCQ 7166. ↩︎
- Art. 2094 C.c.Q. ↩︎
- Pour simplifier la lecture du texte, les auteurs ont omis volontairement de fournir plus de détails sur le processus d’immigration ainsi que sur les agences gouvernementales traitant ce type de demande. ↩︎
- Par. 3 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 5 et 73 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 75 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 78-88 de la décision commentée. ↩︎
- Art. 2091 C.c.Q. ↩︎
- Par. 114 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 145 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 159 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 167-182 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 189 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 227 de la décision commentée. ↩︎
- Farms c. Canada (Emploi et Développement social), 2017 CF 302 (CanLII). ↩︎
- Par. 189 de la décision commentée. ↩︎
- Par. 206 de la décision commentée. ↩︎
- En ligne : <https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/nouvelles/2025/01/des-sanctions-doublees-comparativement-a-lan-dernier-pour-les-employeurs-non-conformes-qui-ont-recours-au-programme-des-travailleurs-etrangers-temp.html>. ↩︎